DOSSIER « Alpeau »

Nos forêts protègent l’eau, comment les protéger ?

Notre imaginaire associe naturellement la forêt et l’eau. Il suffit de se promener dans un site forestier tôt le matin, pour voir perler de l’eau sur les feuilles ou pour enfoncer le pied dans un humus encore humide après la nuit. Et pourtant ! Cette interaction demeure d’une fragilité étonnante ! C’est ce qu’ont révélé les conclusions du Projet Alpeau, consacré à l’étude du rôle protecteur de la forêt sur la qualité de l’eau potable dans notre région franco-suisse.

Pendant trois ans, scientifiques, universitaires et professionnels des eaux et des forêts ont travaillé en commun pour mieux comprendre le processus naturel de filtration de la forêt dans le cadre du projet INTERREG «  ALPEAU ». Les conclusions des travaux ont été rendues lors d’un colloque organisé à Evian en 2012.

Une meilleure connaissance du rôle protecteur de la forêt

La forêt est un couvercle protecteur naturel de l’eau potable. Cette ressource mérite une attention particulière pour en garantir et pérenniser la qualité.

Le rôle bénéfique du sol forestier

Au travers de nombreuses expériences en laboratoire et sur le terrain, l’Université de Neuchâtel a permis de confirmer le rôle fondamental du sol forestier (notamment les formes d’humus) dans le processus de purification de l’eau. Contrairement aux idées reçues, l’eau de pluie est chargée de substances utiles, inoffensives ou polluantes, récoltées durant son séjour dans l’atmosphère ou lors de son ruissellement sur la végétation.

Le sol forestier a une double fonction de filtration. Par l’activité des bactéries, des champignons et des invertébrés qui le composent, il réalise un vrai travail de recyclage des composés organiques ou minéraux contenus dans l’eau de pluie. Le sol est aussi capable de stocker certaines substances notamment par absorption sur les particules minérales et organiques qui le forment. Seules les particules qui ne peuvent ni être utilisées par les plantes ou stockées dans le sol atteignent les eaux souterraines.

Les études portant sur la capacité du sol forestier à absorber les nitrates d’une part et la cyperméthrine d’autre part (un insecticide toxique utilisé pour traiter les bois coupés), ont mis en évidence qu’en fonction de l’acidité du sol et de l’épaisseur de l’humus, le rôle de filtration était plus ou moins important.

L’eau filtrée par la forêt est-elle essentielle pour notre territoire, bordé par le lac Léman ?

L’eau filtrée par la forêt dans l’arc Lémanique est une ressource essentielle pour répondre aux besoins des habitants de notre bassin de vie.

Point de vue d’expert

Christian Küchli, représentant fédéral de l’environnement de Berne :
« L’eau filtrée par la forêt a une pureté qui permet dans la majorité des cas d’alléger les traitements de potabilisation. L’exploiter et la rendre disponible pour les habitants est un enjeu essentiel face aux phénomènes de pollution que connaît le lac Léman, avec un accroissement des bactéries multi résistantes (trop de molécules antibiotiques déversées par les hôpitaux) et pour répondre à une demande de plus en plus importante ».

Autre élément clé, l’exploitation des sources gravitaires en forêt est beaucoup moins onéreuse que le traitement de l’eau du lac.

Nicolas Wilhelm, SEMV :
« Le coût de production d’un m3 d’eau potable en forêt revient à 1 centime, 4 centimes en nappe souterraine, 30 ou 40 centimes en traitant l’eau du lac aujourd’hui. »

La forêt peut-elle perdre sa fonction de filtre naturel ?

La qualité de l’eau dépend de facteurs environnementaux mais aussi des activités humaines. Dans la plupart des cas, la forêt joue un rôle protecteur naturel car les activités humaines y demeurent restreintes. Elle filtre l’eau de pluie qui se déverse. Elle nécessite peu d’intrants comme les produits phytosanitaires. Cependant, elle est de plus en plus fragilisée.

Sont en cause plusieurs phénomènes :

– La pollution atmosphérique déverse son lot de polluants.

Aujourd’hui ce sont près de 10 000 polluants que l’on retrouve en forêt.

Si la plupart d’entre eux sont dégradés grâce aux bactéries présentes dans l’humus, et à la nature du couvert végétal et des sols en forêt, certains polluants restent actifs et mutent. Ils se retrouvent ainsi dans les nappes souterraines.

– Les activités des sylviculteurs et des usagers de la forêt peuvent dénaturer le rôle de filtre du milieu forestier. La gestion par l’homme a une incidence directe sur la quantité et la qualité de l’eau potable transitant depuis l’atmosphère jusqu’à la nappe phréatique. En fonction des modes de sylviculture, le rôle de filtre du milieu forestier sera soit préservé soit dénaturé.

Effet Papillon !

A l’origine du projet Alpeau, une pollution par méconnaissance de la forêt !

La source des Moises est la première ressource d’eau potable du SEMV. 8 captages sont disséminés sur un vaste territoire boisé. En 2003, un des drains secondaires de la source a du être fermé suite à une pollution par turbidité. En cause, des pratiques sylvicoles inadaptées. Il faut savoir que nos forêts possèdent des périmètres de protection rapprochée qui obéissent à une réglementation particulière. Elles sont constellées de drains de captage invisibles à l’œil nu, enterrés dans le sol. L’incident de 2003 qui n’a pas eu de conséquences pour les consommateurs a néanmoins permis une prise de conscience des usagers de la forêt.

Les propriétaires des forêts aux abords du captage et les entreprises de sylviculture ne connaissaient pas toujours l’existence de ces drains. En réalisant des travaux et en traînant du bois avec de lourds engins sur un sol forestier ameubli par la pluie, un des drains captant de la source a reçu de l’eau de ruissellement chargée de terre qui s’est engouffrée dans la nappe, causant une pollution qui aurait pu avoir de graves conséquences si elle n’avait pas été maîtrisée rapidement. C’est à partir de cette mésaventure que la décision a été prise de créer un lien avec les propriétaires des forêts pour développer une gestion sylvicole respectueuse de l’eau de la forêt.

Comment agir pour aider la forêt à bien filtrer notre eau ?

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Les réflexions menées conjointement par les professionnels de la forêt et de l’eau ont abouti à la création de deux outils importants : une méthode multicritères pour déterminer le degré de vulnérabilité des eaux souterraines en forêt par rapport aux activités sylvicoles et un guide de bonnes pratiques forestières.

Aider les sylviculteurs à adapter leur pratique

Les eaux souterraines sont plus ou moins vulnérables aux pratiques sylvicoles. Comment identifier cette vulnérabilité et quelles pratiques adopter pour pérenniser le rôle protecteur de la forêt ?

La vulnérabilité des eaux souterraines

Le degré de vulnérabilité d’une eau souterraine captée en milieu forestier est calculé en fonction du risque probable qu’elle encourt de voir sa qualité dégradée par les activités sylvicoles.

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Pour déterminer la vulnérabilité d’un territoire, une des équipes scientifiques du projet Alpeau a conçu une méthode multicritères d’identification qui s’appuie sur des éléments étudiés avec précision :

  • le type d’aquifère, c’est-à-dire de formation géologique dont la perméabilité est suffisante pour que l’eau puisse y circuler : karstique (circulation rapide de l’eau dans les roches calcaires), fissurés ou poreux (circulation lente dans des sédiments meubles) ;
  • le temps de parcours de l’eau jusqu’au captage ;
  • le type de sol ;
  • le régime d’infiltration ou de ruissellement ;
  • la composition et la structure du peuplement forestier ;
  • les coupes réalisées en forêts (martelage ou coupe rase).

C’est en tenant compte de ces éléments que l’on peut différencier au sein du bassin versant d’une source, la vulnérabilité des zones étudiées. La carte de vulnérabilité obtenue sert ensuite d’outil pour choisir des pratiques de gestion de la forêt adaptées au degré de fragilité des sites. A celle-ci s’ajoute un autre critère : les périodes de risque élevé de contamination des eaux du sol. Les jours à forte pluviosité, les moments de dégel et de fonte des neiges sont ainsi des périodes risquées pour des interventions sylvicoles.

Les risques liés aux activités forestières

Les activités forestières entraînent plusieurs risques de pollution ou de perturbation de l’eau :

  • par les hydrocarbures provenant des engins d’exploitation forestière (engins motorisés, débroussailleuses, tronçonneuses,…),
  • par les produits phytosanitaires utilisés sur des plantations d’arbres ou pour traiter le bois stocké,
  • par l’endommagement des infrastructures de captage (drains, conduites d’amenée au réservoir, etc.) à cause de la circulation des engins lourds utilisés pour couper le bois,
  • par le mode d’exploitation de la forêt. Une surface boisée brutalement mise à nu peut entraîner un risque de turbidité de l’eau.

Les incidences de ces pratiques sur la qualité de l’eau souterraine ont été mises en évidence par le laboratoire Edytem (Université de Savoie/CNRS) en équipant quatre captages en milieu calcaire situés en forêt, d’outils de mesure en continu (débitmètre, conductimètre, fluorimètre et turbidimètre). L’impact de l’activité forestière s’est traduit par une augmentation des flux de matière organique et par un changement de leur nature. Ces observations ont été réalisées sur un site où une coupe forestière de 5 hectares a été réalisée sur un secteur vulnérable, où le sol peu épais reposait sur une roche fracturée.

Une gestion préventive de la forêt

Pour une gestion raisonnée de la forêt, plusieurs principes ont été identifiés et synthétisés dans le guide des bonnes pratiques forestières :

  • favoriser une futaie irrégulière et des feuillus de manière générale,
  • travailler avec des essences indigènes,
  • favoriser le mélange de feuillus et de résineux,
  • préférer la régénération naturelle à la plantation régulière
Concernant l’exploitation :

  • informer le gestionnaire de l’eau et intégrer une clause captage dans les cahiers des charges des exploitants forestiers,
  • exploiter pied à pied ou par trouées,
  • ne pas exploiter quand le sol est gorgé d’eau,
  • canaliser les engins d’exploitation selon un schéma de desserte en forêt,
  • dans les pentes raides ou sols fragiles créer des routes et exploiter au câble-rue et au cheval,
  • utiliser des huiles biodégradables pour les engins,
  • éloigner les pistes et routes des captages,
  • en assurer le tracé en collaboration avec le gestionnaire de l’eau.

Aujourd’hui le principe d’une indemnisation des forestiers est une nécessité reconnue par tous les acteurs. Ses modalités doivent être mises en œuvre par de nouvelles réglementations. Deux pistes de réflexion sont ouvertes : intégrer une compensation financière dans le cadre des procédures de protection des captages, ou rémunérer le service rendu par le forestier (partage entre bénéficiaires et prestataires de la valeur du service rendu par la forêt).

Un pont entre les forestiers et les professionnels de l’eau

La collaboration entre gestionnaires de l’eau et de la forêt est un atout réel pour coordonner les efforts de part et d’autre.

La protection réglementaire des périmètres de captage

En France, les périmètres de protection des captages sont imparfaitement mis en œuvre. Les avis des hydrogéologues sont un préalable à l’enquête d’utilité publique déterminant les périmètres de protection. Contrairement aux milieux agricoles, les données en zones forestières sont souvent incomplètes. Il est nécessaire de les enrichir pour que l’hydrogéologue puisse renseigner au mieux son dossier.

Autre élément à améliorer, les prescriptions forestières dont la protection des ouvrages en périmètre immédiat et la prévention des risques de dégradation de la qualité de l’eau en zone d’infiltration pour les périmètres rapprochés.

Favoriser l’action foncière

En France comme en Suisse, le morcellement du patrimoine forestier privé est un frein à sa bonne gestion. Notre syndicat des eaux a su prendre les devants pour établir une relation avec les gestionnaires des 150ha de forêt privée couverts par le périmètre de captage de la source des Moises. Le site est divisé en 600 parcelles appartenant à 350 propriétaires. Nous avons créé  en collaboration avec l’Office des Forêts une association de propriétaires forestiers. Aujourd’hui c’est avec cette structure que notre syndicat développe une gestion concertée de la sylviculture autour de sa source principale.

Quelle rémunération pour une gestion forestière adaptée

En France, la loi du 3 août 2009 relative à la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement indique que les services environnementaux rendus par la forêt doivent être reconnus et valorisés et que ceux supplémentaires doivent être rémunérés. Cette loi induit le principe d’une rémunération possible des gestionnaires de la forêt pour service environnemental rendu.

Cette compensation financière peut faire l’objet de deux démarches complémentaires. D’une part, il serait possible de prévoir l’indemnisation des propriétaires de parcelles lors de la mise en place des procédures de protection des captages en s’inspirant des protocoles d’accord existant avec le milieu agricole.

D’autre part, des indemnités pourraient être versées par les gestionnaires de l’eau aux forestiers qui appliquent des modes de gestion dédiés à la protection des nappes dans le cadre de « contrats captages ».

Enfin, une rémunération du service environnemental rendu par le sylviculteur pourrait faire l’objet d’un accord entre les bénéficiaires et les prestataires du service en question. Reste à inventer l’organisation de ce financement.

A noter que pour réduire leur bilan carbone, des entreprises et des collectivités participent au financement de plantations ou autres actions forestières.

Le projet Alpeau a réussi à relever un triple défi : créer un pont entre le monde de la forêt et de l’eau, établir clairement les interactions entre l’écosystème et la ressource et poser les jalons d’une sylviculture protectrice. Après la prise de conscience des professionnels, il est aujourd’hui nécessaire de sensibiliser le grand public et les élus à la question.

Téléchargez le guide des pratiques forestières en milieu protégé
Projet ALPEAU, en savoir plus : alpeau.org